dimanche 29 juin 2014

Le stage infernal, Ep4

L’enfer c’est les autres.
Ça, j’en ai la certitude vu qui m’accompagne…
Ce n’est pas tant le chien… Si on excepte sa manie de s’arrêter tous les trois pas pour pisser, Cerbère est plutôt un chouette clébard. Enfin, quand toutes ses têtes sont du même avis… Peu de gens savent qu’il peut, dans une certaine mesure, changer d’apparence, du moment qu’il reste canidé à trois têtes. Aujourd’hui, c’est un triple colley, mais parfois il se permet quelques petites fantaisies comme une tête de labrador, une autre de york et la dernière de beagle, avec un corps de saint-bernard… Perturbant…
Mais ici on apprend vite à cultiver flegme et désintérêt, c’est une question de survie… Alors un chien à trois têtes, on est bien forcé de s’y faire… Et puis comparé au reste, notamment aux autres bestioles à plusieurs têtes, ce n’est pas si terrible…
L’enfer n’est donc ni une question de créatures bizarres ni de lieu, non, c’est définitivement les autres : les collègues inhumains qui me forcent à aller nourrir l’Hydre et les deux spécimens qui m’accompagnent…
Pour me consoler, je me dis qu’avec de la chance l’ange ne fera pas long feu… Rumple, par contre, se sent déjà chez lui. Il regarde tout avec intérêt, il doit même regretter de ne pas avoir d’appareil photo… Pourtant on n’a rien vu de grandiose pour l’instant, on se contente de suivre la route qui mène au Tartare et qui longe la section qu’on loue aux chrétiens.
L’ange, lui, me colle plus que de raison, il est si effrayé qu’il va finir par mouiller sa toge. C’est vrai que sorti des bureaux, quand on passe à côté de la section chrétienne, même de loin, on entend des cris à vous glacer le sang. D’un certain côté, vu la chaleur qui y règne, c’est rafraîchissant…
Oh la vilaine moi, je m’étais promis d’arrêter les jeux de mots débiles…
Enfin, il est hors de question qu’on aille voir de plus près les chrétiens, je n’ai aucune envie de me roussir le poil devant les fourneaux pour distraire ces deux pervers. Par contre je me demande, aller chez l’Hydre tout de suite ou faire traîner ? Elle est de mauvaise humeur quand on l’a fait attendre, mais d’un autre côté je pourrais peut-être refiler la corvée à quelqu’un en chemin… Mouais, on va faire traîner…
— Saveria, vous pourriez commenter un peu plus cette visite. Vraiment, vous n’avez aucun sens du spectacle.
Soupir… Mon vieux, si tu savais…
— Et si nous allions plutôt voir la prairie aux asphodèles et les champs élysées ?
Il n’y a pas grand-chose à voir dans la prairie, à part de temps en temps quelques âmes qui flânent. Les champs élysées sont plus intéressants. Mais ce qui me motive à aller par là-bas c’est surtout qu’avec un peu de chance je pourrais les traîner aux abords du palais, croiser Hadès et me plaindre… Cependant l’ange ne semble pas ravi, il préfère croire qu’aucun paradis n’existe en dehors du sien, quand à Rumple, il ne trouve d’intérêt qu’aux tortures, évidemment… Après tout, c’est pour ça qu’il est devenu prof.
Je soupire encore, bon, je vais les emmener boire un verre chez Sisyphe…


***


— Et là c’est le Léthé.
— Tout comme dans l’Eneas ?
Réfléchis Sara, tu l’as lu, mais oui tu l’as lu… Enfin…
— Oui, oui, exactement comme dans l’Eneas.
— On peut goûter l’eau ?
— Ma foi, si vous avez envie d’oublier jusqu’à votre nom.
— A dire vrai j’adorerais oublier mes ex-femmes…
— On ne choisit pas, c’est tout ou rien.
En fait, ça n’est pas tout à fait vrai, on peut le diluer et je connais même quelqu’un qui en fait commerce… Si je n’avais pas peur de lui causer des ennuis, je dénoncerais volontiers celui qui lui sert de revendeur pour le coup de pute qu’il m’a fait tout à l’heure…
Ou alors je pourrais en faire boire une bouteille à Glorfindel, histoire qu’il oublie sa fonction d’ange-gardien…
Zurflute, je n’aurais pas dû le penser si fort.
L’ange persiste à désapprouver chacune de mes phrases ou pensées par de petits « humpf » agacés. J’arrive de mieux en mieux à l’ignorer, mais lui n’a pas dû louper mon idée… Subtilité, ma fille, subtilité…
Avant de passer chez Sisyphe, je leur montre le tonneau des Danaïdes, qui se sont fait la malle depuis déjà longtemps. Elles ont monté un spectacle de danse orientale. Mais ici, à part regarder ce mécréant de Cerbère pisser sur le tonneau, il n’y a plus grand-chose à voir. Disons que c’est pour le principe et parce que c’est sur notre route…
Je commente d’une voix monocorde, espérant les endormir ou les décourager en chemin avant d’arriver à la partie intéressante du Tartare, celle qui est pleine de vie et d’âmes perfides toujours prêtes à vous pousser dans une arène à leur place ou au minimum à vous tirer votre sac…
Là-bas, c’est les jeux du cirque à toute heure… Et l’autre qui me parlait de sens du spectacle… C’est qu’ici on est notablement plus imaginatif que les chrétiens au niveau supplices. A leur décharge, faut reconnaître qu’ils ont tellement de monde que faire cramer tout le cheptel est bien plus rentable et facile…
Le bar que tient Sisyphe se trouve au bas d’une colline tout près du cabinet des monstruosités, de la maison des supplices et de la plus grande des arènes. Autant dire que ce salaud a eu de la chance. Tous les chemins mènent à son bar, qu’on sorte du sentier classique pour touristes frileux épris d’antiquité (et c’est de là que nous venons), de la section chrétienne ou du cœur même du Tartare, c’est toujours là qu’on arrive…
Et croyez bien que les prix sont à la tête du client… Sisyphe a le sens des affaires.
Moyennant finances, on peut même tenter de faire rouler le rocher jusqu’en haut de la pente, histoire de voir comment il a passé le temps ces derniers siècles. C’est le genre de couleur locale qui peut plaire à Rumple, mais il est trop radin. Je pourrais bien payer pour lui, rien que pour le voir se faire écraser par le rocher, mais j’ai peur qu’il ne parvienne même pas à le pousser…
On se contentera d’un petit verre à l’ombre de parasols sponsorisés par gervais… Et ce ne sera pas faute d’avoir répété au patron que franchement ça enlève à l’établissement tout son cachet infernal.


***


L’ange n’a rien voulu prendre, même pas une goutte d’eau. Il nous a traités d’hérétiques sans foi ni lois d’une petite voix aiguë et il boude depuis qu’à la fin de sa tirade Sisyphe lui a demandé d’un ton placide :
— Alors un petit verre de chartreuse peut-être ?
Au moins ça l’a fait taire.
Rumple, lui, a volontiers pris une bière étant donné que c’est moi qui paie… Et il semble beaucoup apprécier la conversation de ce cher Sisyphe. Le plus avantageux étant que je n’ai pas à écouter… Je pourrais lui payer une place à l’arène, à la fin de la journée j’oublierai de retourner le chercher et de toute façon il ne verra pas le temps passer… Oui, je pourrais…
— Bon, on y va nourrir cette Hydre ?
— Ton museau Cerbère.
Je l’avais presque oublié celui-là…
Et Sisyphe avisant le sac en papier se fout cordialement de ma gueule.
Mouais, bon, autant y aller. Non, non, vous pouvez rester, allez donc visiter, je vais vous payer un carnet de tickets, faites donc la tournée des grands ducs et…
Peine perdue, j’ai beau insister, il veut voir l’Hydre. Quant à l’ange, je n’ai même pas essayé. Avec un peu de chance, elle voudra le garder pour le dessert.
Autant y aller tout de suite…


***


Pour se rendre chez l’Hydre, il faut trouver l’entrée d’un tunnel glacé à flanc de montagne, autant dire qu’il faut faire une sacrée trotte en arrière… Je grommelle, me plains intérieurement et tant pis s’ils n’apprécient guère ma détestable compagnie, ils ne savent pas à quoi s’attendre…
À mesure que l’on s’approche, on peut entendre des grognements qui ressemblent à ceux du sanglier, mais en plus forts, et quelque chose qui semble taper sur le sol. Il y a beaucoup d’écho dans cette grotte… Le lutin n’est pas déstabilisé pour deux sous, mais l’ange me colle aux basques d’une très détestable façon.
L’Hydre a trois têtes et c’est heureux parce que j’ai vu un jour une de ses cousines mieux pourvue qui en avait sept et toutes avec un fichu caractère…
— Préparez-vous, leur dis-je avant d’arriver, une fois qu’elle aura son paquet, il va falloir détaler à toute berzingue.
— Et pourquoi ça ? Demande d’un air suffisant ce petit con de Rumple qui ne peut évidemment pas me croire sur parole.
— Vous verrez. Après tout c’est à vos risques et périls, je vous l’ai dit en chemin.
Sur-ce nous entrons dans une cavité plus grande dans laquelle une bestiole de trois mètres de haut tape sur une sorte de table en pierre avec fracas en grognant et en gesticulant autant qu’elle le peut.
— Quoi, c’est ça l’Hydre ?
Je fais oui de la tête, en ne quittant pas des yeux la bestiole qui pourrait avoir l’air résolument punk si elle n’avait teint les écailles pointues de ses têtes en rose fluo. Quel gâchis…
Je lui lance le paquet marqué d’un grand M et je m’en vais en courant, les mains plaquées sur mes oreilles.
Je n’ai pas besoin d’attendre, et je ne vais certainement pas perdre de temps à vérifier que les autres me suivent, je sais déjà ce qui va se passer et je ne veux pas être là quand ça arrivera.
L’Hydre va se jeter sur le paquet, le fouiller frénétiquement et en retirer trois petites boîtes qui semblent tout à fait inoffensives et sont pourtant pires que toutes les tortures du Tartare réunies… Malgré mes mains plaquées sur mes pauvres oreilles, j’entends son rugissement de joie. Oh non, elle a dû au moins en avoir une nouvelle…
Je cours plus vite, rattrapée malgré toute ma volonté par les premières notes de le "la musiiiiiiique" qui résonnent et résonnent contre les parois.
Sortir, sortir d’ici au plus vite…
Je m’écroule à l’entrée de la grotte aux dernières notes de "paris latino". J’ai battu mon record. Cerbère, qui attendait dehors, m’aboie avec conviction. Je ne sais pas trop s’il m’encourage ou se fout de ma gueule et ça n’a pas grand intérêt, je me traîne le plus loin possible de la grotte.


***


Je me suis assise à l’écart un moment, le temps de reprendre mes esprits en me massant les tempes, mais ça leur a suffi pour sortir de la grotte.
L’ange fredonne en souriant, je vais le buter.
Rumple, lui, semble aussi avoir goûté le spectacle. Il tient à la main l’appareil jetable que lui a vendu Sisyphe., après une négociation intense digne de ces deux marchands de tapis. Ce qu’il ne sait pas c’est que la pellicule est sûrement cuite… Enfin… Au moins j’ai achevé ma corvée pour cette fois, c’est un indicible soulagement. À côté de ça, ces deux péquenauds seraient presque distrayants.
— Enfin Saveria, vous êtes partie trop vite, c’était un fabuleux spectacle !
Je grogne :
— Déjà vu…
— Et elle fait ça souvent ?
— Au moins une fois par semaine en tout cas, quand on lui amène ses happy meals.
En plus de n’avoir aucun goût en matière de nourriture, l’Hydre est aussi affligeante question musique. Elle collection les boîtes à musique de la starac et avant son repas elle les fait toutes jouer dans un ordre précis, de la plus ancienne à la dernière petite nouvelle et, comme si ça ne suffisait pas, elle grogne en cadence. L’acoustique étant ce qu’elle est dans cette grotte, la torture en est décuplée. Mais visiblement les deux zozos ont aimé le concert privé, l’un parce qu’il doit avoir des goûts tout aussi affligeants en matière musicale que vestimentaire et l’autre probablement par masochisme…
Je devrais profiter du fait qu’ils en parlent avec tant d’enthousiasme qu’ils ne font plus attention à moi pour ramper plus loin et me cacher.
Peine perdue, ils me remarquent aussitôt.
— Et si on retournait aux arènes maintenant ?
Et puis quoi encore ? Est-ce que j’ai l’air d’être le guide du routard ?
Cela dit, ça ou retourner au bureau… Après tout, maintenant que le plus dur est fait, ces deux abrutis ne sont qu’un inconvénient mineur…
C’est parti pour une petite promenade ! Et dire que l’après-midi n’est même pas entamée… Longue journée…


À suivre…

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