Je me suis planquée derrière un bosquet pour fumer à mon aise pendant que Cerbère arrose tous les piliers de la grande arène. Evidemment aux Enfers on se fiche pas mal des lois anti-tabac, mais ça n’est pas le cas de l’ange et je ne veux surtout pas qu’il me retrouve.
J’ai profité d’une altercation pour le semer, j’en suis assez contente. Allez, une autre bouffée de nicotine, de goudron et autres substances dégoûtantes, puis je vous raconte…
*Nous prions nos aimables lecteurs de faire un petit effort d’imagination supplémentaire. L’auteur n’a plus d’effet flash-back en réserve. Nous serons réapprovisionnés dans une petite quinzaine (et ce sera du bon, Hermès l’a promis.). En attendant veuillez redresser le dossier de votre siège et si vraiment votre imagination ne suit pas, notre hôtesse vous amènera un baquet d’eau tiède. Plongez-y la tête les yeux ouverts, l’effet flash-back devrait suivre.
Merci de votre coopération.*
Après avoir nourrit l’Hydre, nous sommes retournés à la grande arène. Comme à leurs habitudes Rumple jactait, L’ange humpfait et le chien pissait… Ce fut passionnant. On en avait bien pour deux bonnes heures d’attente devant l’entrée. Mais on ne travaille pas aux Enfers sans avoir une âme de resquilleuse…
Bon en fait j’exagère un peu… On a juste dû louvoyer au milieu des touristes pour se frayer un chemin jusqu’à l’entrée des stars, j’ai sorti une ou deux fois mon laisser-passer (on n’est pas une créature infernale, même à mi-temps, si on n’abuse pas de ses privilèges) et ensuite, les relations aidant, j’ai obtenu des places dans la loge royale…
Pour cela on a dû passer devant Médusine et c’est là que les choses ont un peu dérapé…
Médusine est une amie de longue date, elle est assez sympa pour une créature infernale, même si le fait qu’on l’ait mise à l’entrée des stars parce qu’elle « présente bien » la rend un peu grincheuse… Faut savoir que Médusine est à moitié serpente, du moins pendant ses heures de boulot… (C’est une longue histoire…) L’office du tourisme local (parce qu’étant donné qu’on a de moins en moins d’âmes à surveiller faut bien rentabiliser nos locaux) a trouvé bien marrant de la mettre dans une grande vasque remplie d’eau où elle doit faire claquer sa queue pour amuser, et accessoirement éclabousser, le visiteur de marque en mal de folklore…
Entre ceux qui lui font des propositions crades et les débiles qui s’amusent à lancer des pièces dans la vasque (et qui en profitent pour faire un vœu) en guise de pourboire, je comprends que la Médusine soit de sale humeur…
En tous cas, Rumple a apprécié la rencontre… En louchant consciencieusement sur une partie de son anatomie qui n’était pas sa queue, il lui a dit :
— C’est un incroyable honneur de vous rencontrer Mélusine. J’ai écrit un livre sur vous.
Écrit, mouais… C’est un point de vue. Traduit, écrit, quelle différence, n’est-ce pas ?
— C’est MéDusine, pas Mélusine, Médusine avec D comme « démembrer ».
Je me suis éloignée juste à temps pour éviter d’être trempée. Par contre le mouvement d’humeur de Médusine n’a pas gêné Rumple qui continuait de loucher. Il se foutait pas mal de son prénom, comme de tout le reste d’ailleurs, à part peut-être de la queue…
Et l’ange de demander :
— Pourquoi vous portez des lunettes ?
Autre mouvement d’humeur, le sol est détrempé, va y avoir du boulot pour les âmes damnées qui font le ménage… Cela dit, je la comprends, expliquer mille fois dans la journée qu’on porte des lunettes parce qu’on peut pétrifier les gens d’un simple regard, c’est lassant, surtout quand on n’a pas le droit de les enlever malgré les pulsions… Cela dit avec Rumple, pas besoin d’ôter ses lunettes, tant qu’elle ne remet pas le haut, le nabot ne va pas bouger…
C’est alors, pendant que Médusine expliquait plus ou moins patiemment cette histoire de lunettes qu’il s’est passé un truc… L’ange, qui contrairement à Rumple n’avait regardé que le visage de l’ouvreuse, intrigué qu’il était par ses lunettes de soleil, a baissé les yeux. Il a dégluti, une, deux, trois fois… s’est quasiment étranglé, est devenu rouge et s’est mis à gueuler en la pointant du doigt qu’elle était une succube, une hérétique, une sorcière, une traînée, une démone, etc. Enfin des tas de trucs qu’on conseille aux gars dans son genre de brûler en place publique…
Sur quoi Médusine s’est énervée, parce que supporter des pervers et des crétins toute la journée c’est une chose, mais en plus se faire insulter par un emplumé c’était la goutte d’eau qui faisait déborder la vasque, dans laquelle elle a d’ailleurs tenté de le noyer quand, très lâchement (et en ricanant) je me suis éclipsée pendant que Rumple les mitraillait de photos qu’on retrouvera certainement sur son blog…
J’ai retrouvé le chien à l’entrée, me suis cachée et j’ai sorti mes clopes.
*Chers lecteurs, nous allons encore abuser de votre bonne volonté, mais il est temps de mettre fin à l’effet flash-back, veuillez néanmoins garder vos ceintures attachées jusqu’à l’arrêt complet du texte, merci.*
Finalement la journée semble prendre un meilleur tour…
***
J’ai pas vraiment compris ce qui m’arrivait…
Je flânais tranquillement le long du mur de la section chrétienne, j’envisageais d’aller faire un tour au palais, quand il est sorti de nulle-part en gueulant comme un porcelet.
C’était le touriste fraîchement décédé du matin. Il m’a percutée, a voulu se relever, s’est pris les pieds dans la lanière de sa sandale et m’est retombé dessus. C’est là qu’ils ont déboulé. Une bande d’anges déchus de sale humeur. Et moi je me suis retrouvée, malgré mes protestations, dans les bureaux de la sécurité. Et encore, je ne m’y suis pas retrouvée toute seule, sinon j’aurais peut-être eu une chance de m’en tirer plus vite…
J’ai bien essayé de leur montrer mon sauf-conduit, mais il était taché, thé, café, ou un truc du genre… Je n’ai jamais été particulièrement soigneuse, surtout depuis que je bosse ici. Et ils n’ont rien voulu savoir.
En glanant par-ci par-là quelques infos, j’ai appris que le touriste, qui avait certainement dû agacer Gabriel, avait été puni plus sévèrement que prévu, mais qu’il s’était enfui. On se demande comment un gars si con a pu réussir ce coup de maître. Enfin moi je me le demande, parce que ceux de la sécurité eux ne se posent pas la question, ils pensent juste que je l’ai aidé, comme si je n’avais que ça à faire… En plus moi je suis allergique aux beaufs, c’est bien connu. Pourquoi l’aurais-je aidé à s’enfuir ?
Et si c’était tout… Mais non ma bonne dame, car là-bas j’ai retrouvé Rumple et ce crétin a gueulé en me voyant :
— Ah, Saveria, il était temps que vous arriviez, ces abrutis ne veulent rien comprendre !
Visiblement lui non plus n’avait pas trop compris l’affaire. Je n’ai rien contre le port de menottes en certaines occasions, mais franchement si j’étais venue pour le délivrer, je me serais abstenue d’en porter, surtout vu la tronche de ceux qui m’escortaient…
Du coup ils ont décidé que nous étions complices et nous ont accusés de terrorisme et de crime contre la chrétienté, rien que ça…
De toute façon c’est bien connu que les chrétiens ne peuvent pas blairer ceux qui bossent aux enfers grecs. Bon je n’aurais peut-être pas dû le leur dire, mais j’étais énervée… Et puis ils ne nous laissaient rien expliquer aussi… C’est pas parce qu’ils sous-louent une partie de nos enfers qu’ils vont commander ! Et ça non plus ils n’ont pas aimé se l’entendre dire… Jamais je n’apprendrai à la fermer…
Non mais franchement, si notre intention avait été de porter un coup fatal à l’organisation chrétienne en commençant par les enfers, est-ce que je me serais contentée de libérer une âme et Rumple de…
Ouais, bon, laissez-moi vous raconter ça autrement.
Après avoir profité du spectacle et s’être plus ou moins fait jeter de l’arène pour diverses raisons (une insignifiante histoire de fauche de nourriture, d’après ce qu’on m’a dit plus tard. Rumple a pour principe de ne jamais payer ce qu’il mange et vu comme il est gras, il s’en sort bien en général…), Rumple a pensé qu’il était temps de déjeuner… Et il n’a rien trouvé de mieux que de s’installer devant un des brasiers infernaux et d’en faire baisser le feu pour y faire griller son repas…
Il s’est fait alpaguer par les gardes et les a traités de racistes… Il prétendait faire griller du ficatellu (m’est avis qu’il n’en a jamais vu de sa vie, de toutes façons il ne sait même pas prononcer le mot. On pourrait même parier qu’il s’agissait plutôt de merguez… La fameuse nourriture volée ? Sans aucun doute…). Il l’a d’ailleurs redit durant notre interrogatoire en précisant d’un ton véhément :
— C’est ethnique ! Vous n’avez aucun respect !
Si je n’étais pas dans une situation si fichtrement embêtante, ça me ferait presque rire… Cela dit, j’ai intérêt de m’abstenir cette fois, parce qu’ils seraient bien capables de m’envoyer nettoyer la grotte de l’Hydre et quand on sait ce qu’elle bouffe…
— Vous vous foutez de nous ? A répondu un des anges.
Ils étaient deux, un petit nerveux qui n’arrêtait pas de gigoter et un grand endormi.
Moi je n’ai rien dit, mais je n’étais pas loin de penser la même chose… Cela étant, je n’allais pas apporter de l’eau à leur moulin en disant que peu importait ce qu’il avait voulu griller… Après tout si le coup du racisme pouvait marcher et ne serait-ce que les déstabiliser un peu…
Pendant un moment ça a semblé être le cas, puis le petit s’est énervé.
Je lui ai alors demandé où étaient les gardiens de brasiers quand Rumple avait fait baisser le feu, parce qu’après tout les surveiller c’est leur boulot et ils ont dû être absents un sacré moment… Il a commencé à balbutier une histoire de pause syndicale imprévue et de partie de pétanque, puis il s’est repris et a sautillé en nous pointant du doigt et en nous traitant de débauchés… C’est peut-être un cousin de Glorfindel… Dommage que j’oublie toujours son vrai prénom, pour cette fois il aurait peut-être pu servir…
Et l’ange a continué de déblatérer sur le fait qu’il n’avait jamais vu pareils anarchistes… J’ai alors appris qu’il avait pris ses petits renseignements sur nous… Ils n’ont vraiment que ça à foutre…
Il a raconté que Rumple avait jeté son string à la foule et couru à poil dans l’arène (mais ça n’est pas pour ça qu’il s’en est fait jeter, car comme je l’ai fait remarquer à l’ange, il ne serait pas le premier…)
— Y a allusion a gueulé le petit en sautillant toujours et en me montrant du doigt, y a allusion, on ne se moque pas de nos dirigeants !
Franchement j’aurais dû me taire, parce qu’il a décidé de passer à mon cas…
Paraît qu’on m’aurait vu dealer près du fleuve… Me suis contentée de filer des clopes à Diony, pas vraiment en échange du petit flacon qu’il m’a donné, mais ça peut prêter à confusion… Paraît aussi que je dois avoir une âme terriblement dévoyée pour ne même pas avoir un ange-gardien à mes côtés… Le connaissant ce n’est peut-être pas faux, parce que ceux qui me l’ont refilé ont vraiment dû vouloir me punir… Paraît aussi que je n’avais rien à faire en dehors des bureaux pendant mes heures de travail et que mon alibi ne valait rien…
En bref, il avait décidé que j’étais coupable.
Et ce salaud d’ange semblait sérieusement jubiler. Il était tout excité. Au bout d’un moment il a fini par balancer ses notes et demander à l’autre qui était de garde.
L’autre a répondu que c’était Gabriel et le petit a commencé à ricaner et à nous expliquer avec emphase qui est l’archange Gabriel…
Parce qu’avec lui on allait moins rigoler, nous a-t-il dit. Hérétiques que nous étions…
Il ne doit pas le connaître comme je le connais, faut croire…
Sûr qu’il devait être content que ce soit Gabriel, parce que, voyez-vous, la plupart des archanges sont des… bon, allez, soyons francs, les archanges sont des branleurs. Faut pas se faire d’illusions, contrairement à ce que raconte la légende populaire, archange c’est de la gnognote dans la hiérarchie divine, un peu comme être ministre de l’écologie, voyez ? Faut pas oublier qu’il y a neuf chœurs angéliques et sept qui sont supérieurs aux archanges… Bon, après faut aussi relativiser parce que les autres n’en foutent pas lourd non plus, du travail de bureau pour les cinq chœurs suivants et acte de présence au paradis pour les deux autres, et vas-y que je ronfle sur un nuage, vas-y que je me gratte la lyre en écoutant des psaumes, chantés la plupart du temps par le chœur bénévole des Vertus…
Les seuls à bosser, même s’ils le font souvent assez mal, ce sont les anges. On ne leur a pas expliqué qu’aider les mortels ne signifiait pas non plus ne jamais leur lâcher les basques. Au moins faut le reconnaître, y a de l’effort et puis il n’y a pas que des anges-gardiens… Enfin, on leur refile toutes les basses-besognes et on les casse consciencieusement, c’est vrai qu’il y a de quoi devenir frustré à force… Ces deux-là nous le prouvent. L’un aimerait être ailleurs, l’autre doit souvent regretter de ne pas avoir chuté avec Lucifer et ses copains, avant de se flageller pour avoir eu de si mauvaises pensées… Et je ne parle même pas du cas Glorfindel qui à lui tout seul ferait la fortune d’un nombre honorable de psys… Et le bonheur d’un certain nombre de théologiens peut-être.
Mais les archanges dans tout ça ? Ben ils supervisent les anges… Métier passionnant au demeurant. Ils s’occupent aussi du purgatoire et un peu des enfers, en partenariat avec les ducs infernaux…
Maintenant, de vous à moi, faut aussi savoir une chose, la plupart des archanges sont des pistonnés dont on n’a pas voulu au paradis avec ces empaffés de chérubins et de séraphins pour des raisons propres à chacun d’entre eux. Raphaël, par exemple, c’est l’excité de service, je l’ai rencontré dans une soirée, c’est le genre à porter la toge officielle, mais à mettre des colliers de chien couverts de strass comme bracelets, voyez ? Dilettante, anarchiste et tout ce qui s’ensuit… Pensez donc que Dieu ne voulait pas voir sa gueule au Paradis, neveux de Saint Pierre ou pas…
Et je ne vous parle même pas d’Uriel qui passe son temps à méditer à poil sur la plage pour ouvrir ses chakras et qui essaie de vous faire croire que ce qu’il cultive dans sa serre c’est de la verveine…
Évidemment à côté de tout ce ramassis de dilettantes, Gabriel passe pour l’archétype même du juge austère, une main de fer dans un gant de fer… J’aurais des choses à dire à ce sujet et sur ce que ça peut cacher d’ailleurs…
J’en étais là de mes considérations quand l’autre ange, le grand, sans doute fatigué d’écouter piailler son collègue est entré avec Gabriel. Je ne l’avais même pas vu partir…
L’exalté non plus d’ailleurs, parce qu’en les entendant entrer il a fait un tel bond qu’il s’est cogné la tête au plafond et pourtant il partait de bas… Il a commencé sa petite séance de léchage de bottes, entrecoupée d’explications sur nos soi-disant crimes, tandis que le regard naturellement noir de Gabriel, qui était passé quelques secondes par la phase consternée en nous apercevant, redevenait parfaitement noir.
— Vous m’avez dérangé pour… ça.
L’excité de service aurait pu se faire mal en tombant de cul par terre, s’il ne tombait pas déjà de si bas. (Sa petite taille deviendrait-elle une obsession ? Je crois qu’il me rappelle un président, c’est peut-être ça…)
Il a bien essayé de balbutier quelques explications supplémentaires sur notre terrible crime contre la chrétienté, mais Gabriel a secoué la tête et est parti. Rumple et moi n’avons pas demandé notre reste. Enfin… Rumple a quand même demandé à l’ange endormi s’il pouvait garder les menottes en souvenir…
J’ai croisé le regard, toujours aussi noir, de Gabriel dans le couloir, et il semblait me dire « toi t’as pas intérêt de me refaire un coup de ce genre. » C’est que ça prend du temps de se construire une réputation comme la sienne… Si on devait passer l’éponge sur chaque incartade des nanas par qui on se fait fouetter de temps en temps…
Enfin, pendant tout le trajet de retour j’ai dû écouter Rumple se vanter de nous avoir sortis de là avec son histoire de racisme et ses nombreuses relations dans les sphères angéliques…
Comme il était déjà tard j’ai récupéré mes affaires au bureau et attendu la navette pour rentrer.
En fumant ma clope sur le quai je songeais à appeler Gabriel en rentrant, pas pour le remercier mais plutôt pour lui rappeler qu’il a oublié son fouet chez-moi… Je pourrais peut-être lui suggérer de venir le récupérer… La journée a été longue…
J’allais poser le pied dans la barque quand j’ai entendu hurler mon nom d’une voix aiguë.
— Saraaaa, Saaaaaraaaaaaaaaaaa !!!
Je ne me suis pas retournée, je suis montée dans la barque pour qu’elle démarre et seulement ensuite j’ai jeté un coup d’œil à Glorfindel qui courait vers moi, cheveux en pétard et toge déchirée laissant voir des marques de griffures qui à mon avis ne résultaient pas d’une bagarre avec Médusine, elle tient trop à ses ongles…
J’ai haussé les épaules, du style « désolée, je ne peux rien faire, la navette part automatiquement. » Je l’ai regardé devenir une minuscule petite tache blonde et furieuse dans l’obscurité du quai, puis j’ai cherché mon portable.
Pfou, c’est vrai qu’elle a été longue cette journée…