lundi 3 septembre 2018

Nous qui n'existons pas

Un témoignage de Mélanie Fazi, publié chez Dystopia.

Présentation de l'éditeur :
NON-FICTION
« Est arrivé un jour où la fiction n'a pas suffi. »
Aussi curieux que cela puisse paraître, il me semble qu'une des forces de l'œuvre de Mélanie Fazi est que précisément la fiction n'a jamais suffi. Qu'elle a toujours su trouver d'autres biais pour exprimer cette tension personnelle, intime, dont elle nous fait part dans ce livre, et qui est matière de toute sa création.
Extrait de la postface de Léo Henry

Mélanie Fazi est une autrice rare, que ce soit par la rareté de ses publications ou par la singularité de son écriture, de sa voix devrais-je dire, dans le paysage éditorial actuel. Je ne manque aucun de ses écrits, même s’ils me perturbent souvent. Il y a un souffle particulier dans ses textes et je crois ne m’être jamais remise de Trois Pépins du fruit des morts.
Comme elle, j'ai découvert le fantastique à l'adolescence et comme elle me suis trouvée désarçonnée en constatant le désamour pour ce genre si riche qui me parle tant. Elle a persisté à en écrire et moi à en lire. Il demeure encore à ce jour mon genre préféré, malgré le défilé incessant des nouvelles vogues, et si les publications qui parviennent à se glisser entre les mailles sont rares, nous avons au moins la chance qu’elles soient toujours de qualité.
Pour en revenir à l’ouvrage qui nous occupe aujourd’hui, il ne s’agit pas cette fois de fantastique, mais d’un témoignage : récit intimiste, précis et longuement mûri, d’une singularité qui cherche son écho. Dans ce petit livre, Mélanie Fazi se confie sans fard ni bouclier. Elle expose le cheminement et les errances qui l’ont menée à accepter chaque jour un peu plus d’être elle-même.
Face à cette femme sensible, pleine d’empathie et à sa façon de décrire sa vision du monde, je comprends d'autant plus pourquoi ses textes m'ont toujours touchée. Ils sont écrits dans une langue de symboles que je connais instinctivement et, grâce à ce témoignage, j’en ai davantage conscience aujourd’hui. Je vois la tournure d’esprit identique, la sorcière, le corbeau, le vide estival. Je vois que ce qui est laid et/ou effrayant pour l’autre, mais que j’ai toujours trouvé rassurant ou désirable l’est également pour elle. Nous nous retrouvons toutes les deux autour de la figure de la sorcière et je suis bien d'accord : pourquoi vouloir être une princesse quand on peut être une sorcière ? Même si nos raisons ne sont pas tout à fait les mêmes. 
Les affinités se reconnaissent. « Les mauvais genres parlent aux mauvais genres » écrit-elle et je crois en cela. 
Comme elle, je comprends le ressenti, le non-dit, la métaphore et l’allégorie. Ils me parlent mieux et plus profondément que les faits disséqués de façon clinique. C’est par l’intériorité que j’appréhende le mieux ce qui m’est extérieur. Je ne devrais pas parler de moi, ce n’est vraiment pas le propos, mais ce que j’essaie très maladroitement d’expliquer est pourquoi ce texte m’a chamboulée et émue. Il parle à ma propre différence. Néanmoins, il m’a fait réfléchir et m’a montré la vie d’un point de vue différent, débarrassant ainsi mon champ visuel d’une tache aveugle. Mélanie Fazi a cela de particulier qu’elle sait faire résonner quelque chose chez son lecteur, qu’elle choisisse pour cela de décrire les faits ou d’user de symbolique. Quelle que soit votre façon de comprendre ce qui vous entoure, quels que soient vos points communs et vos divergences, vous verrez par ses yeux.
Dans ce récit, elle se met à nu, arrachant voile après voile, telle Inanna descendant aux enfers. Elle abolit la distance, permettant en douceur à l’autre de se mettre à sa place, comme elle a si souvent tenté elle-même de changer d’angle de vue pour mieux comprendre sa propre différence. 
Nous nous construisons par rapport à autrui, dans nos ressemblances et dans nos différences. Ce sont deux façons, ou peut-être une seule en fait, d’appréhender à la fois l’autre et notre propre individualité. Ce n’est pas forcément une comparaison permanente, mais quand on le réalise cela permet aussi de comprendre les nuances, de se mettre plus facilement à la place de l’autre pour tout ce qui est lui et n’est pas nous. Ainsi se développe l’empathie. Pour autant, ce qui nous entoure n’est pas si binaire et je l’ai ressenti en lisant cet ouvrage.
J’ai surligné un nombre important de passages tant ils me paraissaient limpides et nécessaires à relire à tête reposée. J’ai notamment été très intéressée par le besoin de l’autrice de mettre des mots et des étiquettes sur les choses car ce besoin m’est totalement étranger. Dans l’usage d’étiquettes, je vois un clivage entre les différences et des bornes imposées, comme s’il fallait remplir toute la case pour y être vraiment à son aise. Mélanie Fazi, elle, y voit la reconnaissance dont elle a besoin. Mon sujet de mémoire de maîtrise concernait l’identité, avec tout un chapitre portant sur la définition de soi par rapport à l’altérité, à la nécessité de se définir à la fois par la différence et par la ressemblance ; je suis donc très désappointée de n’avoir pas vu cela dans l’usage d’étiquettes. Malgré mes propres « anomalies » je ne ressens pas le besoin d’une communauté de gens qui me ressemblent, mais d’être acceptée, que l’on me ressemble ou non, juste telle que je suis. Les étiquettes ne me sont pas nécessaires pour définir l’autre ou me définir moi, mais maintenant je comprends mieux leur utilité et l’insécurité que l’on peut ressentir à ne pas savoir comment s’expliquer soi-même.
Je savais déjà que la vie est difficile quand tout autour de nous est formaté pour la majorité et qu’on en est exclu d’office sans espoir d’intégration, cependant j’ai été particulièrement touchée quand l’autrice évoque l’art, les chansons et les romans dans lesquels elle ne peut pas se reconnaître. Et soudain, sa nécessité de se reconnaître dans une communauté m’est devenu claire.
J’admire Mélanie pour avoir eu le courage d’écrire ce texte et s’être battue si longtemps avec elle-même avant de réussir à en accoucher. En libérant sa parole et se montrant telle qu’elle est après s’être cachée si longtemps, elle dit aussi à d’autres, celles et ceux qui peuvent se reconnaître un peu dans son parcours et qui se cachent comme elle l’a fait, les paroles qu’elle aurait aimé entendre quand elle en avait besoin. Je ne me rendais pas compte à quel point cela peut être essentiel. Libérer sa parole, c’est aussi se libérer soi-même des attentes de l’autre, mais également des fausses idées, ancrées par l’éducation et la société, que l’on croit parfois être siennes et qui nous poussent vers une norme qui n’est pas faite pour nous. Moi-même j’ai une façon très personnelle d’envisager les relations amoureuses et elle ne passe pas par la vie à deux, ce que j’ai une certaine difficulté à faire comprendre à autrui. Ce texte m’a fait beaucoup de bien.
Ces confidences ont nourri ma réflexion sur l'altérité, sur la norme, mais aussi sur l'écriture et, peut-être, sur des schémas à déconstruire. Même si mon vécu est différent, je me reconnais dans certains aspects qu’elle décrit et elle m’a aidée à intégrer ceux qui me sont étrangers, à les voir à sa manière. C’est une grande richesse que de pouvoir s’abandonner à l’expérience d’autrui et voir, même de façon fugace, par ses yeux. 
En nous montrant tout cela, elle permet au lecteur de se rendre compte qu’on peut être maladroit avec les meilleures intentions du monde, qu’on peut juger sans s’en rendre compte. La parole est importante, dans l’expression de ce que l’on est, mais aussi dans la construction de l’autre, être soi, mais ne pas blesser. Je trouve Mélanie Fazi extrêmement touchante dans sa façon de toujours tenter de se mettre à la place de ses lecteurs et sa volonté de mesurer chacun de ses mots pour ne surtout heurter personne.
Avec une grande délicatesse et sous le prisme de son expérience personnelle, Mélanie Fazi, qui ne demande qu’à être acceptée telle qu’elle est, amorce chez l’autre une réflexion qui ne peut que tendre vers une plus grande ouverture d’esprit. Chez moi, elle s’accompagne d’une empathie plus profonde et plus complète, je crois, une compréhension différente, et c’est une bonne chose.
« Chaque lectrice, chaque lecteur de ce livre, même non concerné-e directement par les problématiques soulevées, en bénéficiera » écrit Léo Henry dans sa postface et je ne peux qu’acquiescer. J’espère que ce texte trouvera une résonance et pourra aider des gens à s’accepter ou à accepter la différence d’autrui.