mercredi 29 avril 2020

Prodigieuses créatures

Un roman de Tracy Chevalier, publié chez Gallimard.

Présentation de l'éditeur :
Dans les années 1810, à Lyme Regis, sur la côte du Dorset battue par les vents, Mary Anning découvre ses premiers fossiles et se passionne pour ces "prodigieuses créatures" dont l'existence remet en question toutes les théories sur la création du monde. Très vite, la jeune fille issue d'un milieu modeste se heurte aux préjugés de la communauté scientifique, exclusivement composée d'hommes, qui la cantonne dans un rôle de figuration. Mary Anning va trouver heureusement en Elizabeth Philpot, une vieille fille intelligente et acerbe, une alliée inattendue...
Avec une finesse qui rappelle Jane Austen, Tracy Chevalier raconte, dans Prodigieuses créatures, l'histoire d'une femme qui, bravant sa condition et sa classe sociale, fait l'une des plus grandes découvertes du XIXe siècle.
Prodigieuses créatures nous conte de façon romancée les vies de Mary Anning et Elizabeth Philpot. 
Fille d’un artisan pauvre, Mary passe ses journées sur la plage à récupérer les fossiles qu’elle vend ensuite aux touristes. C’est bien entendu une nécessité pour assurer un semblant de bien-être matériel, mais au-delà de ça, Mary a l’œil et une passion pour les fossiles, comme son père. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle cherche avant de l’avoir trouvé : le squelette d’un animal mystérieux qui va réveiller craintes et convoitises.
Mary Anning fut une paléontologue autodidacte dont les découvertes en matière de fossiles furent décisives dans un domaine qui passionnait autant qu’il choquait à son époque. Si les fossiles attisaient la curiosité des savants et nourrissaient leurs conjectures, ils remettaient aussi en cause les croyances religieuses. Ce roman expose parfaitement au lecteur du XXIe siècle ce que ces recherches avaient de blasphématoire deux cents ans plus tôt. Et quand on sait qu’il y a encore de nos jours des créationnistes qui nient l’évolution des espèces, on ne peut que s’interroger sur la façon dont les gens pouvaient envisager de telles découvertes à une époque où la religion était si prégnante.
Toutefois, si cet aspect de l’histoire a son importance, celle-ci traite également de la place des femmes dans bien des domaines. Seul le veuvage pouvait leur octroyer un minimum d’indépendance à l’époque. Leur instruction était limitée, même dans un milieu aisé. On attendait seulement qu’elles sachent jouer du piano, qu’elles aiment dessiner de jolies fleurs et qu’elles se trouvent un mari. Les femmes issues du milieu ouvrier, quant à elles, pouvaient tout juste apprendre à lire au catéchisme, on préférait les mettre au travail très jeunes pour qu’elles ne soient pas un poids mort. Alors des femmes intelligentes qui se mêlent de sciences, c’était tout bonnement impensable. Elles existaient à peine dans l’ombre des hommes, ni reconnues ni respectées.
Si l’autrice fait narrer certains passages de ce roman à Mary, la narratrice principale en est Elizabeth Philpot, femme de sciences encore plus cantonnée dans l’ombre que son amie. Elizabeth était une femme intelligente, issue d’un milieu bourgeois, mais qui n’a pas trouvé à se marier, faute de dot suffisamment conséquente dans une famille qui comptait trop de filles. Avec deux de ses sœurs, elle déménagea de Londres pour le petit village de Lyme Regis, afin de ne pas déranger sa nouvelle belle-sœur et de coûter moins cher… Les trois femmes se consolèrent comme elles purent, Louise donnant libre cours à sa passion pour le jardinage, Margaret se fondant dans la bonne société locale et Elizabeth se découvrant un intérêt pour les fossiles qui lui permis d’exploiter sa grande intelligence.
J’ai été émue par cette femme qui espérait mieux et qui a dû se contenter de ce qu’on offrait à une femme de sa condition : peu de liberté, la quasi impossibilité d’avoir une conversation réellement intéressante puisqu’une femme qui parle de sujets sérieux est bien vite remise à sa place et surtout son espoir inavoué de trouver malgré tout un compagnon qui pourrait la comprendre et l’encourager. Cela devait être terrible de sentir ainsi son esprit se racornir faute de personne avec qui échanger et stimuler son intellect.
Quand Elizabeth rencontre Mary, celle-ci n’est encore qu’une fillette, pourtant elles vont beaucoup s’apporter l’une à l’autre. Mary offre à Elizabeth toutes les informations pratiques qui lui manquent dans  l’art de la chasse aux fossiles et Elizabeth lui enseigne en échange une rigueur toute scientifique pour étiqueter et classer ses découvertes. Mais leur amitié et l’influence qu’elles ont sur la vie de l’autre va bien au-delà de ça. L’une est issue du peuple, l’autre de la bourgeoisie, vingt ans les séparent, pourtant elles seront amies et malgré tous leurs différends, les jalousies et les rancœurs, cette amitié les tirera toujours vers le haut. La médiocrité dans laquelle on maintient les femmes, qu’elles soient pauvres ou riches, est un joug qu’elles ressentent toutes deux et leurs ambitions, à la fois semblables et si différentes, vont les unir. Ce combat contre le mépris qu’on leur renvoie à chaque découverte qu’un homme s’approprie, à chaque conversation éludée ou regard hautain est ce qui rend ce roman si fort et émouvant.
J’ai beaucoup aimé l’image qu’il nous renvoie de ces deux femmes. Tracy Chevalier à su les rendre vivantes à mes yeux, ce qui est somme toute une belle revanche. J’imagine aussi que le fait de l‘écouter plutôt que de le lire a joué. Les récits à la première personne font souvent de très bons livres audio et celui-ci est d’une grande qualité à tous points de vue. Les lectrices ont fait un excellent travail, elles sont toutes deux très expressives, les interludes musicaux mettent dans l’ambiance. Tout cela contribue à rendre l’écoute particulièrement vivante.
Toutefois, il est regrettable que les notes présentes à la fin du livre soit absentes de la version audio. Tracy Chevalier prend la peine d’y exploser des faits historiques et d’expliquer son choix narratif de respecter la chronologie des faits, mais de les condenser sur un laps de temps plus court.
Quoi qu’il en soit, Prodigieuses créatures reste une excellente lecture, un récit à la fois historique et féministe qui permet de connaître deux figures scientifiques intéressantes et de se rendre une fois de plus compte que les femmes ont été spoliées de leurs découvertes et reléguées dans l’ombre trop souvent.

lundi 27 avril 2020

Ninu et la Mère des Vents

Un album pour enfants écrit par Francette Orsoni et illustré par Véronique Joffre, publié chez Syros.


Ce bel album très coloré revisite des motifs connus de l’univers du conte dans une jolie petite histoire pleine de douceur et de poésie. Elle met en avant de belles valeurs comme la ténacité, l’honnêteté et le partage. Dans cette histoire, il est important d’assumer ses fautes et de les réparer au mieux, mais sans culpabiliser à outrance le coupable.
Ninu est un petit garçon courageux qui part demander réparation à la Mère des Vents pour le saccage du champ de blé qui nourrit sa famille. En retour, il recevra un sac magique offrant du pain à volonté en attendant que le blé repousse, aidé par le Vent coupable.
Ce conte corse revisité — il s’inspire de l’un de ceux recueillis par Geneviève Massignon dans son anthologie des contes corses — a l’avantage de présenter aux enfants trois grands vents qui rythment les saisons sur l’île. La Mère des Vents, déesse tutélaire et bienveillante, est une figure positive garante d’équilibre. Le sac qu’elle offre à Ninu est un objet magique que l’on rencontre souvent dans les contes. Son pouvoir dépend d’une formule qui doit rester secrète et qui sera bien entendu éventée. Toutefois, Francette Orsoni a choisi une autre morale pour son conte que celles qui accompagnent d’ordinaire les récits de ce type. C’est une morale qui met en valeur une richesse immatérielle et une autre forme de partage.
C’est une bien belle histoire, une des préférées de mon filleul qui a aujourd’hui cinq ans.
Les illustrations sont superbes, rondes, tout en texture et couleurs vibrantes ou douces selon les pages.
Quelques formules magiques et chansonnettes en corse émaillent le texte, mais elles sont toujours suivies de leur traduction et, si cela vous intéresse, il y a la fin un petit guide de prononciation. Vous pouvez cependant tout à fait lire cette histoire à vos enfants sans être corsophone. Elle est destinée à un jeune public, je dirais entre trois et sept ans.

mercredi 22 avril 2020

Les Chambres inquiètes

Un recueil de Lisa Tuttle, publié chez Dystopia.


Sommaire :

  • Préface de Nathalie SERVAL
  • Un nid d'insectes (Bug House)
  • Sans regrets (No Regrets)
  • En pièces détachées (Bits and Pieces)
  • La tombe de Jamie (Jamie's grave)
  • Lézard du désir (Lizard Lust)
  • Vol pour Byzance (Flying to Byzantium)
  • L'autre chambre (The Other Room)
  • Oiseaux de lune (Birds of the moon)
  • Propriété commune (Community Property)
  • Une amie en détresse (A Friend in Need)
  • L'autre mère (The Other Mother)
  • Les mains de Mr. Elphinstone (Mr. Elphinstone's Hands)
  • La plaie (The wound)
  • Le nid (The Nest)

Lisa Tuttle a nourri d’angoisses et de songes inquiets toute une génération d’amateurs de fantastique. Qui connaît ses écrits entre avec réticence dans ses univers à la frontière du cauchemar. Mais quand on a tourné les premières pages de l'une de ses nouvelles, on ne la lâche pas avant de l'avoir terminée et qu’importe le malaise qui nous noue l’estomac. 
Ce n’est pas de l’horreur au sens strict du terme, mais une plongée dans l’étrange, un piège plus ou moins horrible qui se referme sur le lecteur et le personnage. Les nouvelles de Lisa Tuttle sont de ce fantastique fébrile, dérangeant et diffus qui gratte discrètement à la lisière de votre raison. Le malaise vient petit à petit et le lecteur cherche de tous côtés la menace sans toujours l’identifier à temps.
Les femmes sont au cœur de ce recueil et je suppose qu’en tant que telle je me sens particulièrement proche de tous ces personnages qui cristallisent des angoisses somme toute très féminines. La maternité est notamment un thème récurrent dans ces textes, mais elle est toujours traitée sous un angle différent. Le fait de voir tous ces récits réunis — alors que vous les avez peut-être lus auparavant dans des publications disparates — donne une perspective intéressante sur le travail et l’imaginaire de leur autrice.
Dans Sans regrets on rencontre Miranda qui a décidé de ne pas être mère pour vivre de son art et qui se retrouve confrontée à la vie qu’elle aurait eue si elle n’avait pas fait ce choix. Il y a eu, dans nos vies à tous, un moment de bascule de ce type et un choix qui a tout changé. Ainsi cette nouvelle peut parler à tout le monde. Dans L’autre mère, en revanche, on découvre le choix inverse et on suit Sara qui croit voir sa créativité se dissoudre dans les exigences de la vie de mère. Ce tiraillement perpétuel entre l’accomplissement professionnel, surtout dans un domaine artistique, et les sacrifices qu’implique la maternité est parfaitement décrit et donne à réfléchir. Il m’a ramenée à des problématiques très personnelles. Ces deux nouvelles sont parmi mes préférées.
Toutefois l’exploration de l’univers parental ne s’arrête pas là et l’on trouve entre ces pages une mère qui souffre de voir son enfant grandir et se détacher d’elle, une autre en proie à la folie et à l’obsession dans Oiseaux de lune. Dans Propriété commune c’est l’aspect destructeur de la possessivité qui est traité, mais pas uniquement par le biais de la paternité.
Pour autant, on trouve bien d’autres thèmes et pistes dans ce recueil. Les femmes de ces histoires ont fui des cauchemars pour mieux s’y retrouver prises au piège. Enfermement, fantômes et folie, abus en tous genres, nos peurs, irrationnelles ou non, rythment leur plongée au cœur de l’étrange.
Dans Vol pour Byzance, une jeune femme qui pensait s’être libérée de son passé s’y trouve de nouveau confrontée. Ce texte explore la créativité, la liberté qu’elle procure mais aussi les déchets dont elle se nourrit. Il nous parle aussi de confiance en soi et des barrières qu’on laisse les autres, ou parfois soi-même, nous imposer. C’est un très beau texte, perturbant, mais inspirant.
Souvent dans ce recueil, c’est la condition de femme qui fait la victime, comme dans Lézard du désir ou Les mains de  Mr. Elphinstone, sans parler de cet étrange et néanmoins très significatif texte qu’est La Plaie. On explore dans ces récits la féminité, ses contraintes et ses failles. Cependant certaines femmes refusent d’être des victimes, comme on peut le voir dans En pièces détachées. Cela ne veut pas dire qu’elles s’en sortent bien pour autant. Et on s’aperçoit que les réactions de toutes ces femmes sont très différentes. Aucun schéma ne se répète deux fois, c’est là toute la richesse de l’imaginaire de l’autrice.
Certaines nouvelles sont poisseuses et vous les fuirez avec horreur quand d’autres, comme L’autre chambre — qui a des allures de conte obscur — ou la très belle et poétique Une amie en détresse — véritable bijou du genre — vous empliront d’une nostalgie chagrine.
Un nid d’insectes est en revanche une des nouvelles les plus poisseuses et je l’ai relue avec dégoût, sachant cependant que c’est un texte très bien écrit et qui ouvre parfaitement ce recueil, puisqu’il figure un piège qui se referme sur le lecteur autant que sur le personnage. Son pendant est le texte qui clôt l’ouvrage : Le nid. Ce dernier, d’une facture assez classique car il ne donne pas un seul indice au lecteur sur sa véritable nature, est aussi l’un de mes préférés. Troublant, ambigu, il est la conclusion parfaite.
Rééditer ces nouvelles a été une excellente initiative des éditions Dystopia. Vous trouverez également un autre recueil de Lisa Tuttle chez cet éditeur : Ainsi naissent les fantômes.
Il est difficile de trouver du fantastique de nos jours et plus encore du fantastique d’une si grande qualité. Aussi le fait que des éditeurs n’abandonnent pas ce genre pour quelque chose de plus rentable et prennent en outre la peine de rééditer des textes, surtout dans un format boudé comme l’est la nouvelle, doit être salué à sa juste valeur. Le fantastique est un genre qui gagne à être découvert et des textes comme ceux-ci, qui sont devenus des classiques du genre, méritent d’être connus d’un plus large public.

lundi 6 avril 2020

Écarlate

Un roman de Philippe Auribeau, publié chez ActuSF.


Polar mâtiné de fantastique, Écarlate est un roman sombre qui fleure le sang et les viscères. L’intrigue tourne autour de La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne. Si vous ne l’avez pas lu, je ne pense pas que cela vous empêchera de savourer Écarlate, mais que ce soit l’occasion pour vous de découvrir cet excellent classique de la littérature américaine si bien écrit et passionnant.
L’histoire se déroule pendant la Prohibition juste après la grande crise de 29. Thomas Jefferson, agent fédéral, est chargé d’enquêter sur un crime atroce perpétré dans un théâtre. Les acteurs répétant une adaptation de La Lettre écarlate ont été sauvagement mutilés, une seule d’entre eux a survécu. La police locale n’est guère enthousiaste à l’idée d’enquêter, elle a trouvé un coupable idéal en la personne du gardien, mais c’est compter sans la détermination de Jefferson à découvrir la vérité. Flanqué de ses acolytes, Diane Crane et Caleb Beaufort, il entraîne son lecteur sur des pistes de plus en plus tortueuses.
Dans ce roman on croise anarchistes, mafieux, secte d’illuminés et même Lovecraft, on déterre des secrets comme autant de coffrets qui renferment d’autres énigmes, et il y a cette figure mystérieuse qui semble se diluer plus on la pourchasse… Qui est qui ? Et surtout qui veut tuer qui ?
L’affaire est complexe, cependant les indices que l’on recueille au fur et à mesure brossent petit à petit un tableau plus sinistre encore que celui auquel on s’attendait. De découverte en rebondissement, j’ai suivi cette enquête avec beaucoup d’intérêt et l’ai trouvée particulièrement bien construite. En revanche, je ne me suis pas beaucoup sentie concernée par le sort des personnages, à part peut-être sur la fin. J’ai apprécié Diane néanmoins et j’ai aimé la suivre quand elle enquête en solo. C’est une femme aussi intelligente que consciencieuse.
D’ordinaire, je ne suis pas fan des romans trop sanguinolents, mais cet aspect de l’intrigue ne m’a pas dérangée, sans doute atténué par l’intérêt que je portais à la résolution de l’affaire. Sachez cependant que si vous avez le dégoût facile il va falloir vous blinder.
La fin m’a laissé un peu dubitative et ce n’est pas vraiment la dernière impression que j’espérais garder de cette lecture. Je préfère retenir le plaisir que j’ai eu à démêler cette affaire en compagnie des personnages. Si vous aimez les enquêtes, je pense que vous apprécierez celle-ci.