dimanche 22 juin 2014

Le stage infernal, Ep3

— C’est ton tour.
Je lève les yeux, j’étais absorbée dans une partie de freecell particulièrement difficile. Essayez donc de vous concentrer quand vous entendez un ange à la voix particulièrement aiguë se plaindre de vous sans arrêt…
Glorfindel est indéniablement un boulet. Je crois que ce qui me dérange le plus chez lui, outre sa manie de vouloir me convertir, c’est qu’il me rappelle un ancien ami, un pique-assiette comme on en voit peu. Voilà une demi-heure qu’il déblatère à propos de ma sale mentalité de débauchée. Certes, on ne croule pas sous les appels, mais quand même il faut être sacrément sans-gêne pour monopoliser une ligne dans un bureau où on n’est pas vraiment le bienvenu… Et puis à quoi ça lui sert de traumatiser un ou une pauvre standardiste ? Car je doute sérieusement qu’on lui ait passé un de ses supérieurs… C’est simple, je pensais même à me mettre au travail tellement sa voix m’empêchait de me concentrer sur ma partie et…
— Hé toi la blondasse, je te parle.
Grognement…
Je vous présente Démonia, elle travaille à l’accueil et elle est… particulièrement accueillante, la sociabilité même. Bon, c’est vrai que j’ai tendance à me perdre dans mes pensées et à ignorer mon environnement immédiat… Mais est-ce une raison pour me parler comme si mon Q.I. ne dépassait pas celui d’une agrafeuse ?
Visiblement oui… Elle soupire, vraiment très bruyamment, et laisse tomber un sac en papier sur mon bureau. J’envisage de continuer à jouer les débiles, mais… Elle pourrait partir sans que j’aie le temps d’argumenter et je serais malgré moi bonne pour la corvée. Autant le lui dire tout de suite…
— Y a pas moyen.
Néanmoins elle est bien décidée à ignorer mon manque d’enthousiasme…
— Dépêche-toi, tu sais qu’elle est de très mauvaise humeur quand elle attend.
— Toujours pas moyen.
Je montre Chimère.
— T’auras peut-être plus de chance avec elle.
— C’est ton tour, insistent deux voix particulièrement mélodieuses.
Sarcasme, quand tu nous tiens…
Ah ouais, on le prend comme ça… Je me tourne vers Hermès, très occupé à lire le journal du turfiste.
— Et toi tu ne dis rien ?
— Mmmh, tu pourrais emmener le chien, il a besoin de se dégourdir les pattes.
J’espérais un autre genre de soutien.
— Le chien n’a pas besoin de moi pour aller se promener.
— Oh moi tu sais je le disais pour toi…
C’est ça, rajoutes-en… Essayons autre chose. En tâchant de ne pas montrer ma répugnance, je me tourne de nouveau vers Chimère.
— Et si on le jouait au black jack ?
Tiens, le flambeur lève le nez de son journal… Mais elle ne semble pas décidée. Elle lime avec application les crochets d’un de ses serpents.
— Tu triches.
Je hausse les épaules, c’est l’évidence même.
— Et alors ? Toi aussi…
— Débrouille-toi comme tu veux, c’est ton tour.
— On en reparlera la semaine prochaine !
M’énerver ne va pas me servir à grand-chose, autant essayer mon dernier argument, celui que je n’utilise qu’en cas de survie, ou pour qu’on se décide enfin à nous ramener des post it…
— Je vais le dire à Hadès.
Ricanements. Je n’avais pas prévu ça, même si ça marche pour les post it, l’encre ou les ramettes de papier… Je réajuste le tir.
— Je vais le dire à Perséphone !
Regards noirs, c’est un bon début. Démonia tente sa chance.
— Elle n’est pas là de toute façon, tu as le temps avant l’automne, et c’est maintenant que tu dois t’acquitter de ta corvée.
J’agite sous son nez un téléphone portable assez lourd pour servir de projectile dans l’épreuve du poids. On fait ce qu’on peut, au moins il est assorti à mon caractère, il est noir.
— Qu’à cela ne tienne, je peux l’appeler tout de suite, tu sais. Il passe trèèèèès bien ici.
Ce n’est pas pour rien que SFR rime avec des trucs en ère, trop cher, quelle galère… Il ne passe que sous-terre, forfait parfait pour les Enfers… Je devrais me reconvertir dans la publicité. Un slogan débile pour illustrer une publicité non moins débile ? Mais pas de problème… Me fait penser que j’ai un ex qui fait ce boulot, comme quoi…
— Si tu refuses d’aller nourrir l’Hydre, tu vas devoir faire visiter le Tartare à notre nouvelle recrue.
Warning, elle a dit ça d’un ton trop calme. Je fronce le nez.
— Et… C’est qui ?
J’essaie d’empêcher ma voix de siffler, mais en vain, tant pis, ça ne doit pas trop les choquer, après tout ce sont des créatures infernales à temps plein… De vraies vipères, elles déteignent peut-être un peu sur moi à force.
Le ton se fait doucereux, ma méfiance redouble.
— Pour que tu ne dises pas que j’essaie de te piéger, je vais aller te chercher notre nouveau collègue.
Elle disparaît, juste le temps pour moi de voir Glorfindel, plumes ébouriffées et mine déconfite raccrocher le téléphone avec fracas. Et elle revient avec… Cet être est indéfinissable, on pourrait dire lutin, mais ce serait une insulte à ce peuple. De petite taille, tout de vert vêtu, exception faite des chaussures noires, pointues et lustrées, il pourrait paraître inoffensif, mais je sais qu’il n’en est rien. Son regard brille de filouterie et son sourire aux dents légèrement pointues, dont une en or, présage de gros ennuis. Il m’a reconnue…
— C’est un plaisir de vous revoir Saveria.
En fait il n’a jamais été fichu de retenir mon prénom…
Je grommelle :
— De même, de même…
Et c’est vrai, je le suis au moins autant que lui. A savoir que je préfèrerais regarder tf1 que de discuter avec cet être visqueux, c’est dire…
Je pense à la fausse joie que j’aurais eue si je l’avais vu débarquer ici sans savoir qu’il est censé y travailler… Je me serais déjà vue lui rendre visite durant ma pause déjeuner, m’installer sur la terre rouge du Tartare pour manger en le regardant souffrir…
Un soupir, je chasse ces images idylliques, Démonia est de nouveau en train de jacter…
— … et je n’aurais jamais pensé que vous puissiez être de vieux amis.
N’exagères pas, harpie…
— Cela tombe à merveille, Sara vous fera visiter la maison pendant qu’on vous cherche un emploi à votre mesure.
Fier de lui, Rumplestilskin réajuste sur son léger embonpoint la veste verte de son costume sans âge et lisse sa barbichette grisonnante qui se termine en pointe, comme les chaussures…
Mes ongles crissent sur le bureau. Hermès a posé son journal et Chimère sa lime.
— Un travail à sa mesure ? Demande Glorfindel, curieux.
La curiosité… Péché véniel, non ? Pourvu que non…
Le nabot se rengorge.
— Je vais donner des cours de littérature aux âmes damnées, mais il n’y a pas encore d’âme assez maudite pour moi à ce qu’on m’a dit, on m’a conseillé d’attendre le prochain arrivage de politicards.
Je devrais tout faire pour qu’on m’oublie, glisser discrètement au sol, ramper vers une cachette… Mais je n’y peux rien, mon plus grand défaut, ma faiblesse, c’est que je n’ai jamais été fichue de me taire…
— Comme si l’année scolaire ne suffisait pas déjà…
Il a dû se méprendre sur mon commentaire car il me rétorque :
— Mais non enfin, vous savez ce que c’est Saveria que d’avoir trois ex-femmes, des pensions alimentaires, plus une nouvelle femme qui a tout juste vingt ans et des goûts de luxe ? En attendant septembre, il me faut un job d’appoint, j’ai été engagé au Tartare pour donner des cours de littérature et c’est ce que je compte faire !
— Au moins ça vous dépaysera.
— Oui, j’ai hâte de visiter les lieux.
Là non plus il n’a pas compris, je faisais référence à son absence flagrante de travail. En quatre ans de cours, je ne l’ai jamais vraiment vu enseigner… Piquer des stylos, se faire payer des cafés, tenter de se pendre avec le cordon du rideau, oui, mais donner des cours ? Jamais…
J’essaie d’analyser la situation, l’Hydre ou le boulet, le boulet ou l’Hydre ? De toute façon, les connaissant, ils me forceraient à me le coltiner. Oh, tu as choisi l’Hydre ? Ok, comme c’est sur ton chemin tu peux emmener ton ami voir le Tartare… Je m’y vois déjà…
Je me tourne vers Démonia, lucide et frustrée, je soupire.
— Bon, va pour la visite guidée alors.
Je me lève avant qu’elle ne change d’avis, Chimère et elle se regardent comme deux serpents prêts à se massacrer. Personne ne veut de cette corvée… À moins que ce ne soient des regards de connivence, elles sont bien assez retorses pour ça, elles pourraient tenter de refiler le bébé à Hermès…
Ce dernier a repris son journal, pauvre innocent. Je remets mon manteau et Glorfindel s’avance.
— Ah, non, toi tu…
— Je suis ton ange-gardien jeune fille. Partout où tu iras, j’irai !
Aux toilettes aussi tant qu’on y est…
Je m’apprête à répliquer, j’ai presque répliqué… Mais Hermès me parle, me demande sur qui je parierais pour la cinquième… Brise d’été ou Bel animal né cheval ?
— En fait ce serait plutôt Prince des plaines né un jour de pluie avec un facteur vent dépassant les normes de sécurités, alerte orange sur toutes les plages…
Et alors là je n’ai pas compris tout de suite, on m’a poussée dehors, fourré un sac en papier dans les bras et dit que c’était sur mon chemin.
J’entends la voix d’Hermès qui ajoute :
— Et n’oublies pas de sortir le chien.
Je n’ai pas le temps de répliquer qu’on m’a déjà claqué la porte au nez. Essayer de l’ouvrir ou frapper pendant une heure ne servirait à rien. Nos bureaux sont insonorisés et protégés par des sortilèges anti-réclamations… Quand je pense que c’était mon idée, expérience personnelle oblige… Me voilà coincée, le repas de l’hydre dans les bras, avec pour toute compagnie un ange efféminé insupportable et un lutin perfide qui me fixent avec satisfaction.
Merde, ils m’ont eue. C’était bien des regards de connivence, mais j’en étais la cible… Les salauds.
Longue journée que je disais…


À suivre…

2 commentaires:

  1. c'est excellent ^^ j'ai l'impression de regarder une aventure d'un genre entre Kaamelott et le dessin animé en lisant ça

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    1. C'est tout à fait l'idée. Merci pour le compliment. :) Il ne reste qu'un épisode, il arrivera d'ici la fin de la semaine et c'est probablement le plus déjanté du lot. Bisous.

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